Samedi 7 septembre 2024 Tabou dépassé
Évangile de Jésus Christ selon saint Luc (Lc 6, 1-5) : Un jour de sabbat, Jésus traversait des champs ; ses disciples arrachaient des épis et les mangeaient, après les avoir froissés dans leurs mains. Quelques pharisiens dirent alors : « Pourquoi faites-vous ce qui n’est pas permis le jour du sabbat ? » Jésus leur répondit : « N’avez-vous pas lu ce que fit David un jour qu’il eut faim, lui-même et ceux qui l’accompagnaient ? Il entra dans la maison de Dieu, prit les pains de l’offrande, en mangea et en donna à ceux qui l’accompagnaient, alors que les prêtres seulement ont le droit d’en manger. » Il leur disait encore : « Le Fils de l’homme est maître du sabbat. »
13 octobre 1972 L’avion, qui transporte une équipe de rugby uruguayenne, s’écrase sur un glacier, dans une zone reculée des Andes, à 3 600 m d’altitude. Pendant 72 jours, les survivants du crash vont faire face au froid extrême, avec des températures à -30 degrés, à une avalanche et surtout à la faim.
Sur les 45 passagers, 31 survivent à l’atterrissage. Parmi eux, des joueurs, mais aussi des membres d’équipage et des dirigeants du club. Certains sont très gravement blessés et mourront au cours des jours suivants. Les survivants entendent des avions survoler la zone et en aperçoivent même un au-dessus d’eux. “Tous ensemble, nous avons fait une énorme croix dans la neige avec les valises vides et nous avons dessiné avec nos pieds le signe SOS pour qu’il soit visible depuis les airs” Ils pensent alors avoir été repérés, sautant même de joie.
Leurs espoirs de sauvetage s’évanouissent progressivement. Les secours n’arrivent pas et les 27 personnes encore vivantes se lancent dans un combat dont ils ne connaissent ni la durée, ni l’issue. “Nous n’appartenions plus à ce monde, nous étions devenus des créatures d’une autre planète”, confie Roberto Canessa, qui était alors âgé de 19 ans. Comme lui, la plupart de ses camarades d’infortune étaient très jeunes et ont pu profiter de leur vigueur physique pour survivre.
À une telle altitude, pas de flore ni de faune pour les aider à lutter contre la faim. Seule l’eau ne manque pas, grâce à la neige qu’ils font fondre. “Nous allions devenir trop faibles pour résister à la faim. Nous savions quoi faire mais c’était trop terrible pour y penser. Les corps inanimés de nos amis et de nos coéquipiers, préservés par la neige et le froid, contenaient des protéines vitales qui pouvaient nous aider à survivre”, explique Roberto Canessa. Et d’ajouter : “Nous sommes ceux qui ont brisé le tabou.”
Les survivants se livrent à l’anthropophagie. Ils s’y résignent pour sauver leurs vies, après en avoir longuement débattu entre eux. Cette décision permet aux plus résistants de tenir deux mois dans de terribles conditions de survie. Jusqu’à ce que trois d’entre eux choisissent de se lancer dans une ultime expédition pour tenter de prévenir les secours.
Le 12 décembre 1972, le trio entame sa descente sur le flanc chilien de la Cordillère. L’un d’entre eux rebrousse rapidement chemin vers le campement. Après plusieurs jours de marche, deux rescapés de la catastrophe arrivent au pied des montagnes. L’un d’entre eux, Fernando Parrado, aperçoit alors un paysan chilien de l’autre côté d’une rivière. La distance qui les sépare est trop grande et ils ne parviennent pas à communiquer. Fernando Parrado griffonne quelques phrases sur une feuille qu’il enroule autour d’un caillou. Ce papier dit notamment : “Je viens d’un avion qui s’est écrasé dans la montagne. Je suis uruguayen. Je marche depuis dix jours. Près de l’avion, il y a quatorze blessés.”
Les secours mettent quelques heures à arriver auprès des deux rescapés, puis atteignent la carcasse de l’avion. Ils ne peuvent pas croire que seize personnes ont réussi à tenir pendant 72 jours à une telle altitude. Parmi les survivants, Roy Harley, âgé de 20 ans. Ce solide ailier de 85 kg le jour du crash n’en pèse plus que 38 le 22 décembre 1972. Les recherches ayant été abandonnées depuis longtemps, les autorités chiliennes et argentines parlent alors d’un “miracle”.
Pour tenir, ils ont donc dû faire un choix terrible et franchir un tabou ultime : manger les corps de leurs camarades. Le jeune homme raconte que lui et ses amis n’ont “absolument pas choisi les corps. Nous avons essayé d’utiliser les corps des parents qui se trouvaient encore dans l’avion le plus tard possible. Nous avons mangé cette viande crue, car nous n’avions aucun moyen de la faire chauffer ou de la faire cuire.”
Roberto Canessa, qui est alors étudiant en médecine, montre à ses compagnons d’infortune comment prélever des morceaux de chair sur les corps. Un dilemme moral que tous, sans exception, finissent par accepter, guidés par leur instinct de survie : “l’homme est en fait un animal, il est composé de la même façon. Il a les mêmes éléments biologiques et chimiques. Il s’alimente et se nourrit de la même façon que les autres animaux. Je ne me souviens pas du goût, cependant je comprends que les gens soient curieux. Je crois que cela ressemble à de la viande de bœuf surgelée. Il n’y a pas de différence du point de vue chimique, il y a une différence du point de vue moral.”
Fernando Parrado explique que “le fait d’être catholique a aidé bien des personnes qui étaient avec nous. Surtout parce que nous avons comparé ceci à la communion, au corps du Christ, puisque le corps du Christ a livré son corps à ses apôtres. Dans cet avion, j’ai vu mourir ma mère et ma sœur et je savais que mon père était chez lui et était très triste et bien moi, j’ai dit en une seule minute, il faut que je fasse absolument l’impossible pour sortir de là où je suis. Ce qui fait que manger de la chair humaine, c’était horrible, ça, je le reconnais. Mais cela a permis de me sauver et de retrouver mon père qui est ce qui est le plus cher au monde pour moi.”
Les survivants ont rencontré les parents de l’un de leurs camarades défunts, Gustavo Nicolich, dont le corps a été “consommé”. Un acte que les parents approuvent totalement en expliquant “que le fait que notre fils ait réussi à faire que ses amis survivent est énorme pour nous. Lorsque j’ai appris la nouvelle, je l’ai parfaitement acceptée. C’est une des meilleures façons de mourir lorsqu’on peut être utile aux autres.”
Ce récit de survie dans des conditions aussi extrêmes fascine le monde entier. Et l’anthropophagie, à laquelle les survivants ont eu recours, soulève une question éthique et théologique, à laquelle l’Église répond favorablement.
Le Père Lucien Guissard, prêtre et rédacteur en chef de “La Croix” avait expliqué “qu’une fois que l’âme s’est séparée du corps, le corps redevient un assemblage de matières chimiques, avec le respect naturellement que les Chrétiens lui doivent en raison de l’âme qui l’a animée et des sacrements qu’il a pu recevoir… Et par conséquent, rien ne s’oppose sur le plan philosophique ni sur le plan moral à ce que la chair humaine serve d’aliment pour la survivance des hommes. La vie passe avant tout le reste.”
Le quotidien chilien La Segunda écrivit en première page “Cannibalisme justifié” avec, en surtitre, “Que Dieu les pardonne !” Les Églises chilienne et uruguayenne sont d’ailleurs appelées à se mêler du débat. Elles accordent toutes deux leur absolution, tout comme le pape Paul VI.
Une partie des survivants du crash aérien, réfugiés dans la carlingue éventrée, lors de l’arrivée des secours dans les Andes le 22 décembre 1972. AP